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Hold-up et conspirationnisme

Le succès massif et foudroyant du pseudo-documentaire « Hold-up », concentré d’irrationalité et de conspirationnisme, vous a-t-il surpris ?

Pas vraiment. C’est un produit qui répond à une demande sociale de conspirationnisme dont il est difficile de ne pas voir qu’elle est croissante. Nous nous époumonons à le dire depuis des années : l’imaginaire du complot influence nos représentations collectives, plus qu’il ne l’a jamais fait dans notre histoire récente. Les théories du complot ne sont pas nouvelles mais la technologie leur a offert une chance historique, en démultipliant leurs possibilités de se diffuser à grande échelle.

Le succès d’audience de ce film, devenu sujet médiatique et politique de premier plan, tient à ce qu’il entre en résonance avec une attente sociale formée par des mois de désinformation sur la pandémie de Covid-19. Il montre que la désinformation est loin d’être un objet abstrait : on en voit aujourd’hui les ravages dans une partie du public.

La popularité des thèmes complotistes semble se renforcer du fait de leur mise en accusation publique. C’est encore le cas avec ce film…

La mise à l’index des productions complotistes donne certes à leurs auteurs un argument supplémentaire pour se victimiser. Mais cela les renforce-t-il réellement ? Je crois que cela consolide des convictions déjà très ancrées chez ceux qui souscrivent à cette vision du monde. Mais la grande majorité des indécis est fondée à penser que ce type de film est aussi contesté pour de bonnes raisons. La levée de boucliers est parfaitement légitime et saine en l’espèce. Il ne faut pas surestimer le caractère contre-productif qu’on lui prête.

Une thèse assez en vogue au sein de la gauche radicale présente le complotisme comme le premier stade, positif, de la contestation de la parole des « dominants » …


C’est une grave erreur d’analyse. Le complotisme n’est pas le signe d’un éveil à la pensée critique mais sa négation. Loin d’être une étape nécessaire dans le chemin vers l’émancipation, il facilite le confusionnisme idéologique et condamne ceux qui adhèrent à cette vision du monde à une funeste alternative : soit une montée aux extrêmes, soit une stérilité politique. Car, si vous êtes persuadé que tout est joué d’avance par des forces occultes qui « tirent les ficelles », rien ne sert de vous mobiliser, d’aller voter ou d’essayer de lutter concrètement contre les injustices.

En outre, cette thèse fait peu de cas du goût ancien et de l’engouement actuel de l’extrême droite pour les thèmes conspirationnistes. Elle semble aussi ignorer l’instrumentalisation éhontée de la théorie du complot par les « dominants », tels ces démagogues populistes qui s’en servent à la fois pour stigmatiser leurs opposants et pour se présenter en ennemis du « système » – en faisant soigneusement oublier, pour reprendre les mots de l’essayiste britannique Carl Miller que le « système », c’est eux !

L’idée que le complotisme serait un simple détour sans conséquence et que sa mise en accusation ferait partie de la panoplie des « dominants » pour maintenir leur pouvoir me paraît donc erronée. On la trouve en effet chez certains auteurs de la gauche antilibérale et de la droite souverainiste, mais il faut aussi souligner que, dans une frange de l’extrême gauche libertaire, on a développé de longue date une défiance salutaire à l’égard du conspirationnisme en y voyant non seulement une perte de temps, mais aussi les effets d’une contamination idéologique par l’extrême droite.

Plus largement, l’idée circule que l’on traite désormais de « complotiste » toute contestation d’une affirmation officielle…

On est là face à l’une des nombreuses variations d’un thème victimaire bien connu, le fameux « on ne peut plus rien dire ». Ce qui est vrai, c’est que le mot « complotiste » a toujours eu une charge péjorative et que, pour cette raison, il peut faire l’objet d’instrumentalisations et être utilisé à mauvais escient. On le voit par exemple lorsque Donald Trump s’en empare pour nier toute ingérence du Kremlin dans le processus électoral de 2016.

Lorsque la critique du complotisme cesse d’être une argumentation pour devenir un réflexe ou une insulte, lorsqu’elle se fige en idéologie, le risque existe évidemment de voir certains acteurs sociaux instruire des procès d’intention en « complotisme » comme il en existe en « racisme » ou en « fascisme ». Pour le dire autrement, toute entreprise de vigilance est menacée par son mauvais génie maccarthyste. Mais cela ne signifie pas pour autant qu’on doive supprimer ces mots de notre vocabulaire.

La critique du complotisme doit éviter d’utiliser ce terme à tort et à travers, au risque de le démonétiser. Une fois qu’on a dit cela, je ne crois pas qu’on puisse soutenir qu’il n’est pas possible de critiquer ou de questionner les affirmations « officielles ». C’est ce qui est fait tous les jours, par les médias, l’opposition politique, la société civile… Mais lorsque cette remise en cause se fait au profit d’une théorie délirante, ou même d’une explication mal étayée, peu plausible et n’apportant aucune preuve de la conspiration qu’elle présuppose, je ne vois pas au nom de quoi on devrait s’interdire de l’appeler par son nom.

L’approbation donnée à certaines thèses complotistes par des people, comme cela s’est une fois de plus vérifié à propos de « Hold-up », joue-t-elle un rôle-clé ?

C’est difficile à dire. J’incline à penser que la reprise de propos complotistes par des célébrités est davantage un symptôme de leur banalisation qu’une cause. Mais, quand un acteur, un chanteur ou un grand sportif, connu de millions de personnes, se fait l’écho de ces théories du complot, il contribue en quelque sorte à les crédibiliser. La notoriété de ces « influenceurs » est telle qu’on aimerait qu’ils l’utilisent de manière plus responsable.

Ce que j’observe, c’est qu’on le leur pardonne très facilement et qu’il y a en réalité une grande tolérance de l’opinion publique à ces dérapages. S’il est normal et même nécessaire de s’en indigner, il n’existe en revanche aucune « police de la pensée », aucun « ministère de la vérité » appelant au boycott de ces personnalités. Et j’ajouterais que c’est très bien ainsi.

La participation de personnalités politiques françaises à des postures de délégitimation des « vérités officielles » – notamment à travers de nombreux soutiens apportés au professeur Didier Raoult – semble être une nouveauté…

En effet. Cela fait partie des symptômes de l’époque un peu « trumpienne » que nous traversons. Mais, s’ils se risquent à le faire, c’est aussi parce qu’ils escomptent que personne ne leur en tiendra rigueur. Des comportements qui, autrefois, auraient disqualifié durablement un responsable politique semblent désormais tout à fait admis, comme normalisés.

La complaisance d’importants médias audiovisuels, présentant par exemple « Hold-up » comme un « documentaire qui dérange », ne joue-t-elle pas aussi un rôle crucial ?

Je crois que, contrairement à une idée reçue, les médias professionnels, que les complotistes fustigent, les qualifiant de « vendus » ou de « collabos », ne sont pas aussi imperméables à ce phénomène qu’on pourrait l’espérer. Qu’ils manifestent une indulgence coupable ou qu’ils assument consciemment, par démagogie ou par choix idéologique, un virage éditorial favorable au complotisme, certains médias mainstream, et pas seulement des radios ou des chaînes d’info en continu, se font régulièrement les vecteurs de cet imaginaire. Du reste, les professionnels de l’information doivent aujourd’hui composer avec une défiance ayant atteint un tel degré qu’ils en arrivent parfois, probablement par souci de donner des gages de leur indépendance, à imiter les complotistes.

L’analyse des couvertures de grands hebdomadaires français ces dernières années montre ainsi une propension de certains titres de presse à promettre à leurs lecteurs de révéler une « vérité cachée » et à désigner des boucs émissaires. Le recours à la « causalité diabolique », identifiée en son temps par Léon Poliakov et qui constitue le cœur du discours complotiste en ce qu’elle dissout des problèmes complexes dans l’alternative simpliste du « eux » et « nous », a pour effet de brouiller la frontière entre les médias fiables et ceux qui s’affranchissent de toute déontologie. Comment s’étonner ensuite que les gens ne fassent plus la différence ?

Le phénomène du conspirationnisme ne cesse de prendre de l’ampleur. Où est le contre-feu ?

Je crains qu’il n’y ait pas de solution magique. Je pourrais enfoncer des portes ouvertes en vous disant que les contre-feux, ce sont la connaissance, l’apprentissage de la méthode scientifique, l’esprit critique, l’éducation aux médias et à l’information, etc. C’est vrai, mais tous ces mots sont creux si l’on ne commence pas d’abord par convenir qu’il faut impérativement cesser de trouver des excuses au complotisme.

S’il faut comprendre un phénomène pour le combattre efficacement, il est urgent de se départir de l’idée fausse selon laquelle le complotisme n’aurait au fond rien d’inquiétant, qu’il ne serait que l’expression d’une soif de justice ou d’une allergie au mensonge politique, qu’il ne ferait que poser, de façon brouillonne mais sincère, des questions réputées « interdites ». Non. Il n’y a pas de questions interdites. Le complotisme ne se contente pas d’apporter de mauvaises réponses à des questions légitimes, il évite, nie, néantise toutes les réponses qui heurtent ses présupposés. Le contre-feu, c’est donc de commencer par arrêter de lui trouver des circonstances atténuantes.

A l’échelle internationale, le complotisme joue désormais un rôle politique majeur, comme le montrent les élections aux États-Unis. Sommes-nous entrés dans une crise planétaire de la démocratie ?

C’est le constat que dressent certains intellectuels brillants comme l’Américain Yascha Mounk, par exemple. Les prodromes du trumpisme sont apparus sous Obama, avec le mouvement Tea Party. La victoire de Trump, en 2016, fut la consécration, temporaire, de ce populisme préparé par le complotisme, mais qu’il ne peut évidemment pas expliquer à lui seul. Cette année, Donald Trump a cru pouvoir réitérer son exploit de 2016. Il a perdu cette élection. Les institutions américaines ont tenu. Elles continueront vraisemblablement de tenir jusqu’à la prestation de serment de Joe Biden en janvier 2021.

Mais Trump laisse derrière lui une Amérique abîmée, plus divisée que jamais, et des partisans convaincus d’être victimes d’un déni de démocratie. En sapant la confiance, en ruinant toute possibilité d’un « monde commun » partagé, d’une réalité factuelle autour de laquelle peut s’organiser la confrontation d’opinions contradictoires, le complotisme transforme le débat démocratique en dialogue de sourds. En ce sens, il constitue un péril permanent pour le système démocratique.

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