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Les Gilets jaunes en Rouge et Noir

« Vogliamo tutto ! », « Nous voulons tout ! », s’écriaient en 1969 les ouvriers de la Fiat de Turin, déclenchant l’une des plus dures et des plus violentes révoltes ouvrières du siècle. Ce sont alors les ouvriers qui sont les symboles enragés de l’affrontement destructeur avec la société de l’époque. Nanni Balestrini en publia en 1971 une histoire d’une rare modernité sous le même titre.

Lorsque Nous vou­lons tout paraît chez l’éditeur Feltrinelli (qui mourra avec une bombe en tentant de faire sauter un pylône électrique), l'Italie fait face à la géné­ra­li­sa­tion de la contes­ta­tion et la radi­ca­li­sa­tion de l’affron­te­ment poli­ti­que. Apparaissent alors des groupes révolutionnaires : Lotta continua, Potere operaio puis les premières Brigades rouges (et en France les Napap, Gari ou la future Action directe). Il s’agissait d’un mouvement ouvrier, structuré, de classe, qui dépassait largement le très puissant Parti communiste italien qui, entre 1966 et 1968, avait fait son aggiornamento d’avec Moscou.

Ce soulèvement est-il comparable à la Jacquerie 2.0 que la France connaît depuis plusieurs semaines avec les Gilets jaunes ?

Dix-huit révoltes populaires d’importance ont été enregistrées depuis 1624, dont celles de 1789, 1830, 1848, 1871, 1934, 1953, 1968, 1986, 1995, 2003, 2005. De leur côté, régulièrement, les pêcheurs, les agriculteurs, les routiers ou les Bonnets rouges contre l’écotaxe ont précédé les Gilets jaunes. Mais cette révolte-là semble d’une autre nature. Plus profonde. Plus enracinée. Plus déterminée.

Sans chefs (et les contestant dès qu’ils émergent), friands de réseaux sociaux et de négociations filmées au grand jour, partisans d’une démocratie directe sous contrôle d’un Big Brother social inattendu, les Gilets jaunes semblent avoir réussi ce que les syndicats et les partis les plus contestataires espéraient depuis longtemps : la convergence des luttes.

Ni ultradroite, ni ultragauche.

Ultrapeuple !

Partout en France, dans ces espaces périphériques qui semblent en fait avoir glissé du mauvais côté d’une frontière invisible érigée entre rentiers et victimes de la mondialisation (ces derniers sans services publics, ni internet haut débit, ni investissements d’avenir…), on croise des blocages, des rassemblements, des affrontements, des dialogues, des citoyens qui inventent au jour le jour ; une sorte de fête des voisins déshérités. Dont la violence n’est ni exclue, ni obligatoire.

Ainsi fuse la vapeur de tant d’années de mépris pour un peuple qu’on avait un peu vite oublié et qui devait, envers et contre tout, s’adapter. Comme si le premier de cordée était, en fait, seul. Les autres restant accrochés ici et là, mais ne pouvant plus grimper. Et se persuadant, à juste titre, que leurs enfants vivraient moins bien qu’eux. Alliant ainsi la désespérance du moment à la certitude de la régression à venir.

Mais ce concept de lutte, pour réussir, nécessite aussi des professionnels de la contestation pour permettre un débouché possible : soit la négociation, soit la révolution.

Or, cette population de retraités exaspérés, étranglés par de faibles revenus, de laissés pour compte périphériques si bien décrite par le géographe Christophe Guilluy ne semble à l’aise sur aucun des deux terrains. Elle souhaite que l’on l’écoute, qu’on l’entende, qu’on la comprenne. Mais, pour les revendications, son malaise est patent. Et, pour la révolution, elle paraît fort divisée. Elle hésite entre le mouvement de foule violent et le rejet de la casse.

Essentiellement pacifiques ou limitant leurs démonstrations de force à la destruction d’outils statiques et symboliques (péages, radars…), les Gilets jaunes sont aussi (parfois à leur corps défendant, mais pas toujours) l’asile d’autres colères et d’autres ressentiments, bien moins présentables. Les pillages de Paris samedi ont bien montré la complexité de la composition des manifestations.

Quelle que soit l’issue de ce mouvement, sa radicalisation sera l’élément majeur de la suite des évènements. Car un processus social génère toujours une génération militante. Une élite anti-élites qui se transforme en fer de lance structuré d’une révolte qui refuse encore de le devenir vraiment. Cette « avant-garde » va naturellement tenter d’obtenir le plus possible. Et si possible tout. Même si l’on peut difficilement percevoir l’importance de la suppression du Sénat avec la baisse du prix du diesel…

Or, le gouvernement, souvent par manque d’expérience (à l’exception du message inattendu mais clair émis par le ministre des Affaires étrangères Jean-Yves Le Drian), a du mal à comprendre le message et surtout à trouver le mode d’emploi. On ne pourra à cet égard que souligner la lucidité désespérée de l’ancien ministre d’État, ministre de l’Intérieur Gérard Collomb, dont on pourra dire rétrospectivement qu’il l’avait vu venir. Et, de façon un peu sibylline, annoncé. Tout en regrettant qu’il ne soit pas resté à son poste pour gérer au plus près une crise aussi majeure.

Cette situation ne surprendra que peu les observateurs attentifs des phénomènes des années 1970-1980 qui virent la Guerre froide accoucher d’une paix chaude, marquée par de violents affrontements sociaux et des actions terroristes « rouges » et « noires » qui ne disparurent qu’après la chute du Mur de Berlin.

Un autre italien, Giogio Agamben, a déjà illustré les problématiques d’une société en réseau et fortement vulnérable à une classe paupérisée hésitant entre révolte et révolution. Ainsi, dans L’Idéologie allemande, Marx consacre plus de 100 pages au théoricien de l’anarchie Stirner, dont il récuse la distinction entre révolte et révolution. Stirner théorise la révolte en tant qu’acte personnel de soustraction, égoïste. Pour lui, la révolution est un acte politique qui vise le conflit contre une institution, alors que la révolte est un acte individuel qui ne vise pas à détruire les institutions. Il suffit tout simplement de laisser l’État être, et ne plus l’affronter : il va alors se détruire lui-même. Marx oppose une sorte d’unité entre la révolte et la révolution. Il cherche l’unité des deux : ce sera toujours pour des raisons égoïstes, pour ainsi dire de révolte, qu’un prolétaire fera un acte directement politique. Je ne dis pas qu’il y a une solution à ce problème, entre les lignes de fuite qui seraient un geste de révolte, et une ligne purement politique. Ni le modèle parti, ni le modèle d’action sans parti : il y a besoin d’inventer.

Il reste juste au mouvement et au gouvernement à inventer un dispositif qui permette d’écouter, d’entendre et d’agir. Faute de quoi, même essoufflé, le mouvement accouchera de ce qui renforce toujours les partis et les pouvoirs autoritaires : la violence. Et produira donc l’inverse de ce qui est en fait inexprimé, faute de politisation suffisante, faute de corps intermédiaires reconnus, faute d’enracinement citoyen : sa demande de plus de démocratie.

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